vendredi 29 mars 2024

Même pas peur !

Il y a cinq mille ans en Mésopotamie chaque année à l’équinoxe de printemps, devant une foule  rassemblée en silence sur la place publique, le roi était hissé sur un piédestal. Cependant, le souverain qui dominait ainsi les hommes pour se rapprocher des dieux n’en était pas tout à fait un. 

Un prêtre se saisissait de son oreille pour l’obliger à s’agenouiller  et confesser ses fautes d’une voix haute et claire. Puis, ayant été invité à se redresser, il était violemment giflé. Pif-paf  ! Si le roi pleurait, c’était signe de sincérité, le présage était favorable. Si ses joues demeuraient sèches, c’était de mauvaise augure; l’année suivante serait sans récolte et les ennemis du royaume seraient victorieux. 


Le roi vivait en symbiose avec son peuple pour ne former qu'un seul corps. Quand le pays n'allait pas bien, le roi tombait malade. Pour guérir, il se dépouillait de ses habits et faisait retraite à l'eau et au pain sec dans un ermitage loin de la capitale. Un roi de substitution était alors désigné pour régner à sa place le temps de sa guérison qui ne devait pas excéder cent jours. À l’issue de ce délai, il retournait au palais pour récupérer ses attributs et son trône. Son substitut intérimaire, était mis à mort solennellement et enterré avec les honneurs dus à son rang éphémère.


Les savants interprètent de plusieurs façons ce rituel de gouvernance venu du fond des âges dont la fonction probable était de rendre le peuple confiant en son chef et serein pour l’avenir. Car chacun sait que pour être productif le matin, il faut faire sa nuit paisiblement. «  Dormez tranquilles braves gens, le guet veille  » criaient les gens d'armes qui sillonnaient Paris au Moyen-Âge. Et les bourgeois de s'assoupir sans craindre les cauchemars. De tous temps, le chef a cherché à rassurer la population par des messages de lendemains qui chantent. Dans les pires moments de l’occupation allemande, de Gaulle depuis Londres ne manquait pas de prédire qu’après les souffrances viendrait la délivrance. Le chant des partisans célébrait l’unité, la solidarité, la cohésion, la perspective d’un bonheur partagé.


Aujourd'hui, la France se retourne dans son lit. Les Français dorment mal. L’Élysée et Matignon gouvernent à l'émotion hors de toute raison. Le verbe supplante l'action. C’est l’alerte 24/24, 7/7.

Macron va encore parler au 20 heures ! Va-t-il nous mobiliser aux côtés des Ukrainiens  ? Va-t-il lancer un emprunt obligatoire pour combler le gouffre du «  quoi qu'il en coûte  ». Rien de cela. Le Président discourt en mode professoral, il incante, il décrit les ombres malfaisantes qui rodent autour de nous le couteau entre les dents. Ce sera eux ou nous. Il faut réarmer et se tenir prêt. Qui, quoi quand, comment  ?... Il n'en dira pas plus. 

Dans les chaumières ça suppute  : repousser une attaque sur la Moldavie  ? Libérer le Donbass  ? Monter à l'assaut du Kremlin  ? Perdre la vie pour sauver l'Ukraine  ! Au bistro ça fredonne Brassens «  Mourir pour des idées d'accord, mais de mort lente  ». Cette appréhension n'est pas de la couardise; nos grands anciens ont prouvé leur bravoure jadis en ces lieux montrés du doigt: Moscou, Saint-Petersbourg ou Odessa, non, c'est la peur de l'incertitude. 

«  Rien ne doit être exclu  » a martelé le Président qui surjoue d'importance pour rappeler que notre sort ne dépend que du sien. Quel était le but de cette péroraison ? S’attendait-il que le lendemain une marée de manifestants défilent en signe de soutien et d’approbation ? Pensait-il rassembler, coaliser, remporter l’adhésion de tous ? Il n’a fait qu’ajouter inquiétude et nervosité.  À l'étranger ses propos ont eu peu d'écho mais en France, la télé en a rajouté des tonnes pour booster l’audience et fabriquer l’ennemi  comme dirait Pierre Conesa.


Depuis sa déclaration, comme en 1914, les esprits s'échauffent. Les munitionnaires  comptent les obus, les pacifistes crient «  halte au feu  ». Partout le doute, l'ignorance et finalement la peur s’installe: indéfinissable, sournoise, transpirant dans tous les domaines. 

Les Jeux Olympiques, cette fête universelle de la jeunesse, de l'équité, de la justice, de l’audace, du courage... s'annonce comme la plus morbide depuis Coubertin. Paris, ville lumière qui éclaire de sa beauté chaque mois un million de touristes ébahis, est assombri par les mauvais présages. Redoutant le chaos causé par des attentats que l'on prévoit inévitables, les parisiens désertent la capitale. Les Cassandre du petit écran prédisent que des collégiens et des vielles dames pourraient être égorgés au coin de la rue par les mécréants jihadistes échappés des asiles surpeuplés. On craint aussi les effets de la drogue - devenue moins chère que le tabac – et aussi les balles perdues des maffias qui règlent leurs comptes à la mitraillette dans les territoires où le gouvernement avait  tenté de « dealer » tolérance contre paix sociale. 


Partout les ministres aux aguets des derniers faits divers se précipitent pour amplifier et prendre la lumière. Le Premier d'entre eux toutes affaires cessantes s'est transporté à Sciences Po où des étudiants avaient osé donner le nom de Gaza à une salle. «  C'est très grave  !  » a déclaré le lointain successeur de Raymond Barre qui professa en ces lieux sereinement. En son temps nul ne s’émouvait que l'amphithéâtre Boutmy soit rebaptisé au grè des manifs du nom de Mao, Che Guevara, Hô Chi Minh, Mandela, Arafat,  peut-être même Maurras et j'en passe. 

Ces alertes ministérielles fébriles qui entretiennent un climat anxiogène les discréditent pour gouverner le pays.  Quand sur la passerelle, les officiers incapables de lire les cartes sonnent la corne de brume en plein soleil, les matelots appréhendent le naufrage. Les arabes des banlieues redoutent d'être «  génocidés », les juifs du sentier d'être «  hamasisés  ». Propos exagérés bien sûr. Mais les chômeurs en fin de vie, les agriculteurs roulés dans la farine, les mal soignés, les révoltés du béret…attendent des messages d’espoir, non pas d’être consolés par la perspective de malheurs plus grands que leur misère du moment.


Pazuzu dieu babylonien des malfaisants est représenté avec une tête de lion, des serres de faucon, une queue de scorpion... C’est lui qui a propagé les punaises de lit, la canicule, la dette, la daech… Ses disciples contemporains ont  créé un engin nucléaire capable de planer dans la haute atmosphère ou de se nicher au fond des mers pour cracher la mort sur la terre. À tout moment, le ciel peut nous tomber sur la tête; ce que nous autres gaulois, savions déjà.

mardi 20 février 2024

Le déterminant du vote musulman en France, c'est Gaza


Edgar Morin, 102 ans, est une conscience universelle bien vivante. Il est l’auteur de plus de cent ouvrages traduits en 28 langues qui éclairent la pensée des savants du Monde entier. 

Il se confie:

« Je suis à la fois ahuri et indigné par le fait que les descendants d’un peuple qui a été persécuté pendant des siècles…. puissent aujourd’hui non seulement coloniser un autre peuple, le chasser en partie de sa terre et vouloir l’en chasser pour de bon, 

mais qui, en plus, après le massacre du 7 octobre, se sont livrés à un véritable carnage massif sur les populations de Gaza…

et de voir le silence du Monde, (pudeur de pas dire de la France) le silence des Etats Unis protecteur d’Israel… »

À l’attention des mal-comprenants de Tel Aviv, voici par Google la traduction de son message: 

אני גם המום וגם זועם מכך שצאצאיו של עם שנרדפו במשך מאות שנים... יכול היום לא רק ליישב עם שלם, לגרש אותו בחלקו מאדמתו ולרצות לגרש אותו לתמיד, אלא שגם, לאחר הטבח ב-7 באוקטובר, ביצע קטל מסיבי של ממש באוכלוסיות עזה...ולראות את הדממה של העולם, השתיקה של ארצות הברית, מגן ישראל

Edgar Morin est « un juif gâteux, un chien qui mort ses frères, vieux débris antisémites… » commentent les Bibidolâtres qui se prosternent devant Netanyahu. 


Jacques Attali, fulgurant intellectuel, né au milieu du siècle dernier a publié lui aussi de son coté des rayons d’ouvrages de réflexions lumineuses.

Il écrit dans son blog: « l’histoire nous apprend qu’une société qui fonde sa survie sur la force et sur l’exploitation de ses voisins est condamnée à disparaître…..

Plus généralement, une société qui considère les autres comme étant d’une valeur inférieure à la sienne, court à sa propre perte… Le même sort menace aujourd’hui plusieurs nations, dont l’État d’Israël »

Tout comme Morin, Attali est pareillement vilipendé par les lobbies extrémistes israéliens. Mais sa prédiction redonne espoir aux arabes de libérer la Palestine et mérite d’être traduite par Google: 

أنا مندهش وغاضب في نفس الوقت من أن أحفاد شعب تعرض للاضطهاد لعدة قرون…. لا يستطيع اليوم فقط استعمار شعب بأكمله وطرده جزئيًا من أرضه ويريد طرده إلى الأبد فحسب، بل أيضًا، بعد مذبحة 7 أكتوبر، ارتكب مذبحة هائلة بحق سكان غزة... وأن يرى الصمت صمت العالم، صمت الولايات المتحدة، حامية إسرائيل


Pour mémoire, Edgar Morin « l’homme siècle qui a pensé sa vie et vécu sa pensée » a enseigné jadis au jeune Emmanuel Macron des leçons qu’il n’a pas écoutées. Et entre le Président et Jacques Attali, récemment caricaturé en marionnettiste par un antisémite , « à l’insu de son plein gré », les fils semblent coupés


Ségrégation citoyenne

Combien de franco-palestiniens ont pris les armes et rejoint les brigades du Hamas ? Sans doute beaucoup moins que les quelques 4 185 français recensés qui portent l’uniforme israélien. Seront-ils un jour tous traduit devant un jury ?

Combien de franco-palestiniens sont tombés à Gaza sous les bombes juives ? Sans doute autant sinon davantage que de juifs binationaux sous les balles des terroristes palestiniens. 

Rendre un hommage national aux victimes françaises juives du massacre du 7 octobre, c’est honorable; oublier ostensiblement les victimes françaises et palestiniennes des bombardiers et des snipers de l’état hébreu, c’est calamiteux. 

Président, Premier ministre, ministres, Présidente de l’assemblée, Président du Sénat…tous ont choisi leur camp comme les moutons de Panurge. Inconditionnels soutiens du pouvoir israélien, ils sont dans le déni de l’évidence et de l’ignorance de l’Histoire qui bégaye: Pétain complice de la Shoah, Mitterand complice au Rwanda… De quel coté est la France à Gaza ? Ici comme là-bas un pouvoir fasciste serait-il demain capable du pire ? De raser des banlieues pour punir quelques odieux terroristes ? 


Emmanuel Macron, au centième jour de déluge, au dix millième enfant, à la dix millième femme, à la trente millième victime civile… s’est réveillé pour tancer Netanyahu. Le 14 février il a appelé l’Israélien, et dans un flot de mots apaisants il lui a signifié que : "le bilan humain et la situation humanitaire étaient intolérables et les opérations israéliennes devaient cesser" Au bout du fil, l’autre a probablement ricané avant de raccrocher. 

Pour autant, cette timide évolution de la posture de l’Élysée n’est pas la conséquence des leçons de morale de Morin et Attali. 


Dans la perspective des échéances électorales le pouvoir est à l’écoute des instituts de sondages et des universitaires qui murmurent le poids grandissant de l’électorat franco-arabo-musulman. 

La professeure Blandine Chélini-Pont docteure en droit, docteure en histoire contemporaine est la référence première dans le champ de recherche de l’interaction entre politique et religion. Sa dernière publication Le vote des musulmans en France (2002-2022) : de l’électorat captif à l’électorat capté mériterait d’être affiché à la table de nuit de chaque décideur politique pour une lecture attentive à la pointe du crayon:  https://journals.openedition.org/rdr/2209


Le swing vote musulman

Avec 4,2 millions d’électeurs, le vote musulman représente 10% de l’électorat français. Il pourrait bientôt constituer un swing vote à l’américaine, c’est à dire un vote décisif de bascule. La communauté musulmane qui a plébiscité Mélenchon à 69 % au premier tour des élections présidentielles de 2022,  s’est abstenue à hauteur de 38% au second tour mais a voté massivement à 92% pour Macron et seulement 8% pour Le Pen. 

Différentes causes et hypothèses expliquent le choix de cet électorat de tradition républicaine qui penche à gauche et fait barrage à l’extrême droite. Prudente, Blandine Chélini-Pont conclut que la jeune histoire du vote des musulmans prouve par ses rebondissements que le contexte politique est volatile. 

On retiendra la confirmation documentée de l’existence de ce vote communautaire plus ou moins influencé par les événements, les législations, la mosquée, les mots d’ordres venus de l’étranger… ce dont on se doutait.  Mais tous ces travaux de recherches sont antérieurs à octobre 2023. Le génocide des Palestiniens a meurtri le fonds des âmes. L’ampleur de son impact sur les projections d’intentions de votes n’est pas encore mesuré. 

Mais assurément le déterminant politique premier des franco-arabo-musulman-es est désormais Gaza. 


vendredi 5 janvier 2024

Chammari militant tunisien

À cette époque post soixante-huitarde il habitait à Paris rue de la Glacière, une adresse impropre à calmer ses ardeurs rayonnantes et ses emportements d’indignations. Sa révolte contagieuse se nourrissait des injustices alors nombreuses au pays de Bourguiba. Pour des écrits d’étudiant exalté il avait été emprisonné puis en-caserné en Tunisie avant d’être libéré et placé sous  la surveillance permanente de quatre policiers qui se relayaient pour le suivre partout où il allait. Il avait fini par s’exiler à Paris avec son épouse Alya - qui deviendra avocate - pour faire grandir paisiblement leur premier enfant Ali qui partageait avec mon fils Selim la poussette et la compagnie d'une nounou normande prévenante. Nous étions amis. 

Khemaïs Chammari était de gauche. Pas seulement en paroles, en manifestation, en pétition comme la majorité des étudiants en ces temps là, mais, en force de rassemblement et de proposition d’actions. Du matin au soir, toute son énergie était tournée vers le sort des autres. Il était de tous les meetings, prenait la parole avec brio, courrait les salles de rédaction, écrivait des centaines de lettres et articles. Il parvenait par sa ténacité à convaincre même les gaullistes pompidoliens et les giscardiens qui étaient alors au pouvoir. Les communistes le respectaient, les socialistes mitterrandiens l’admiraient, les rocardiens l’adoraient. Chammari incarnait alors la jeune opposition tunisienne en exil qui demain prendrait la relève. Son combat ne se limitait pas à la Tunisie mais également à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud et contre l’occupation de la Palestine. Avec son comparse M’Hamed Chabbi et quelques autres ils formaient une fraternité dont la pression  contribua à faire aboutir quelques décisions spectaculaires parmi lesquelles celle  du  gouvernement  français d’autoriser en octobre 1975 l’ouverture d’un bureau de représentation de l’Organisation de Libération de la Palestine à Paris. 

Et puis, notre petit groupe diplômes en poche s’est dispersé. Untel qui était maoïste est devenu banquier, untel trotskiste  a viré patron, un autre ancien vendeur de journaux à la criée s’est enrichi à millions; à l’approche de la trentaine, la plupart se sont appliqués à améliorer d’abord leur confort de vie. Chammari lui, a continué de labourer son sillon à grand coup de mots qui cinglaient les mauvaises consciences au prix de fins de mois difficiles. 

En 1981, la gauche arrive au pouvoir. Il est dans le cortège qui suit l’homme à la rose vers le Panthéon. Il a désormais ses entrées à Matignon. La plupart des ministres le tutoient. Pourtant, à peine de retour à Tunis, l’équipe de surveillance policière reprend ses habitudes devant son domicile avenue des États Unis d’Amérique. Toutes les victimes d’injustices connaissent son adresse personnelle depuis qu’il a été élu à la présidence de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. On craint pour sa sécurité, au mieux on lui prédit un retour en prison, ce que ses nombreux amis parisiens désormais influents n’apprécieraient pas. Il ne lâche rien. Par sa capacité d’écoute et d’analyse, il reste l’homme le mieux à même de prédire l’évolution politique du pays. 

Début novembre 1987, alors que je séjourne à Tunis, il m’appelle pour me demander de passer le voir à son bureau de la Ligue. Nous sommes trop intimes pour ne pas comprendre l’ambiguïté d’un rendez-vous dans ce lieu que nous savons être truffé micros reliés au ministère de l’intérieur. Il récite sa leçon, je lui donne la réplique. J’ai compris son message d’alerte. Le lendemain, mon père qui était à l’époque le plus proche collaborateur de Bourguiba, me laisse entendre juste avant que je prenne l’avion pour Paris qu’un complot se trame. Il a refusé de se joindre aux conjurés, il est menacé. Le 7 novembre le général Ben Ali annonce son coup d’État. Bourguiba est placé en résidence surveillée.  Mon père est emprisonné. Me Alya Cherif Chammari, avocate au barreau de Tunis, épouse de Khemaïs accepte immédiatement de se constituer en défense.

Le coup d’état de Ben Ali est accompagné de promesses de démocratie, liberté, justice… auxquelles la plupart ont cru. Khemaïs Chammari s’y est un temps laissé prendre. Il est élu député mais va vite déchanter. Il retrouve alors sa condition d’antan avec le retour d’une garde rapprochée de policiers et de mouchards, l’ouverture de son courrier, les écoutes téléphoniques, les restrictions de voyager, les convocations et les interrogatoires inopinés. Comme il était friand de calembours, un jour au téléphone depuis Paris, je cite une tirade de Pierre Desproges entendue à la radio «  on reconnait une rouquine aux cheveux du père et un requin aux dents de la mer ». Une heure plus tard, il est conduit devant un inspecteur de police inculte et sans humour qui exige des explications sur la teneur de ce message suspect dont il peine à traduire en arabe la transcription de l’écoute. 

En décembre 2011, la Tunisie entière se révolte pacifiquement. Le satrape s’enfuit en Arabie, la démocratie nait. Dire que Chammari y est pour beaucoup serait trop; dire qu’il n’y est pour rien serait une ingratitude pour l’homme qui depuis l’hiver 1967 a lutté jour après jour pour l’avènement du printemps arabe. Pour la première fois de sa vie il est totalement  libre dans son pays. Les policiers hier encore chargés de le malmener lui donnent à présent l’accolade. Pour autant, il ne profite pas des circonstances pour se pousser du col et exiger revanches et prébendes. Il est ministrable mais ne sollicite aucun portefeuille. D’autres accaparent le devant de la scène. Chammari cicatrise lentement car on ne sort pas physiquement et mentalement indemne de 50 ans de bagarres et de tensions quotidiennes. Il grimace parfois de douleur, se déplace lentement avec une canne. Le colosse n’a plus toutes ses forces.  Le beau gosse d’hier a conservé le charme de son regard, sa capacité fascinante de s’exprimer avec les yeux, mais les médicaments l’on rendu boulimique, statique, comme pétrifié dans le nouveau volume de sa haute carcasse. 

Au Palais de Carthage on l’accueille sur tapis rouge, on le décore. Il est fatigué mais lucide. Il refuse les seconds rôles et les faire-valoir qu’on cherche à lui imposer. Il accepte la mission d’ambassadeur de Tunisie auprès de l’UNESCO dont le siège est à Paris où il pourra mieux se faire soigner. Un matin, à l’Académie Diplomatique Internationale de Paris, alors qu’on annonce son intervention, il se penche pour me dire dans un souffle: « j’ai trop mal, je ne vais jamais y arriver » Pourtant, il rassemble ses forces, se hisse à la tribune et alors que je m’apprêtais à appeler les secours, il improvise d’une voix claire l’un des plus brillants exposés jamais prononcés en ce lieu. 

À Tunis, les ambitieux se succèdent aux manettes au gré des changements politiques. Son ambassade est convoitée, il est rappelé. Épuisé, handicapé, il sort désormais rarement de la jolie maison qu’a dessinée sa fille Fatma, talentueuse architecte. Autour de son fauteuil, devant la télé des chaines d’infos, les derniers livres et les journaux en arabe et en français sont éparpillés. Les visiteurs se succèdent toute la journée: des journalistes de toutes nationalités, des hommes politiques de tous bords, des universitaires, et même des hommes d’affaires que l’avenir inquiète. Ses téléphones n’arrêtent pas de sonner. Puis au fil des saisons l’agitation se calme, la vieillesse et la maladie gagnent. Par un dernier sursaut de courage et d’élégance le militant a surmonté l’année, Khemaïs Chammari s’est éteint au matin de ce premier janvier.